Actualités
Provenance, restitution et protection du patrimoine écrit : un colloque en guise d'état des lieux
Publié le 04 juillet 2024, par Léopold Vassy
Le 12 juin, la veille de la 40e édition du Salon du livre rare et des arts graphiques, se tenait à l’INHA un symposium international portant sur l’épineuse question de la provenance du patrimoine écrit.
Amor librorum nos unit («l’amour du livre nous unit»). Cette devise est celle de la LILA, la Ligue Internationale des livres anciens, à l’origine d’un colloque organisé à l’INHA, modéré par Nicolas Malais, libraire et docteur en langue et littérature française. L’organisation regroupe en son sein plus de 1 600 librairies et libraires issus de 38 pays. Elle menait une conférence le 12 juin dernier dans le but de tisser un dialogue entre institutions et libraires, autour des nouvelles obligations en matière de provenance. La thématique de ce colloque constitue une opportunité pour ces professionnels, démunis par le renforcement des exigences qui leur incombent et pour lesquelles ils ne sont pas encore assez formés.
Fort de ce constat, un travail collaboratif est mené depuis plusieurs mois avec le Syndicat national de la librairie ancienne et moderne (SLAM) et le ministère de la Culture afin de rédiger un guide des bonnes pratiques. L’objectif de ce vade-mecum qui doit voir le jour en France d’ici la fin de l’année ? Permettre aux libraires d’être mieux armés sur le travail de traçabilité en acquérant les bons réflexes : repérer les points qui doivent alerter et, bien sûr, savoir où et comment chercher. Dans la même optique, une formation prodiguée sur cinq jours vient d’être créée à destination des nouveaux acteurs de cette profession, où seul l’amour du livre guide souvent l’apprentissage. Ces avancées devraient permettre aux libraires d’être à la page en matière de diligence requise, et d’écrire les nouveaux chapitres d’un marché plus que jamais gouverné par la question de la provenance.
Nouvelles exigences et réalités quotidiennes
Dans l’histoire des bibliothèques de France, l’attention portée à la provenance ne s’est dégagée que marginalement, pour se développer ensuite lentement. Un phénomène lié notamment à une longue prédominance de la culture littéraire du texte, explique Jean-Marc Chatelain, directeur de la Réserve des livres rares de la BnF. Avant d’ajouter qu’il a fallu attendre le milieu du XXe siècle pour que s’opère un changement de paradigme et que l’on s’intéresse véritablement à l’histoire des collections dans le domaine du livre. Toutefois, le département qu’il dirige aujourd’hui fait exception : la question de la provenance s’est posée dès l’origine de la constitution de ce fonds par le bibliothécaire Joseph Van Praet, à la fin du XVIIIe siècle.
Cette prise de conscience générale, bien qu’assez tardive, n’en demeure pas moins fondamentale. Elle offre la garantie d’une lutte efficace contre le trafic de biens culturels. Car le patrimoine écrit n’échappe hélas pas à ce fléau. D’une manière générale, comme le souligne la libraire, archiviste et paléographe Ariane Adeline, «savoir si le bien a été vendu légalement, représente l’essence même, la condition sine qua non de [notre] travail».
Mais cette entreprise ne va pas sans rencontrer de nombreux problèmes, à commencer par l’atomisation de l’information, dispersée dans de nombreuses collections, lieux et bases de données. Regrouper celles-ci au sein d’un même portail serait une avancée salvatrice, offrant gain de temps et surcroît d’efficacité. En outre, cela réglerait un écueil récurrent, celui de savoir où chercher. À cette dispersion de l’information s’ajoute la question de la pérennité de l’accès à ces outils numérisés, comme l’a illustré encore récemment la cyberattaque de la British Library.
En outre, l’absence d’harmonisation des règles à l’échelle européenne est un point névralgique, celles-ci variant d’un pays à l’autre. En Italie, par exemple, le tissu législatif, ces dix dernières années, a évolué à une vitesse vertigineuse : suivre l’état du droit positif n’est pas une mince affaire ! Le projet de la LILA consistant à regrouper l’ensemble des réglementations en vigueur au sein d’une même base de données répond donc à un véritable besoin. Autre point délicat, celui du seuil à partir duquel une demande de certificat d’exportation est nécessaire. En France, ce seuil de valeur a été doublé pour les manuscrits et incunables, passant de 1 500 à 3 000 €. Un rehaussement qui serait encore insuffisant, sans compter que le certificat tant espéré est délivré dans des délais parfois longs, entravant la fluidité des transactions. D’où l’intérêt de trouver un équilibre conciliant au mieux la survie du marché et les exigences juridiques et institutionnelles.
Mais l’herbe est encore moins verte chez nos voisins ! En Allemagne, il n’y a tout simplement pas de seuil : toute exportation de manuscrit nécessite de remplir au préalable cette formalité administrative. Le Dr Markus Brandis, président de l’Association allemande des libraires de livres anciens souligne ainsi : «Les contraintes imposées sont de plus en plus dures pour nous, et les taxes et les impôts toujours plus élevés… Aujourd’hui, remplir toutes ces tâches est presque impossible.» Il pointe également une situation kafkaïenne, liée à l’absence d’indemnisation du possesseur de bonne foi par l’État, dans le cadre d’une restitution. De quoi décourager les libraires !
En France, en 2022, le Conseil d’État a rendu une décision permettant au détenteur de bonne foi d’obtenir une indemnisation, toutefois limitée à 10 % de la valeur du bien.
Recherche des provenances et sauvegarde du patrimoine
Le deuxième temps de cet après-midi de débats soulignait l’importance d’une collaboration du marché du livre et des manuscrits avec des institutions pour mener à bien ces travaux. On débutait par l’évocation d’un des scandales littéraires les plus notoires du XXe siècle, celui du bibliographe et faussaire Thomas James Wise (1859-1937), démasqué grâce aux recherches des libraires John Carter et Graham Pollard. Suivait une présentation des exactions subies par le patrimoine écrit durant la montée du nazisme et lors de la Seconde Guerre mondiale. La période 1933-1945 n’a en effet pas été uniquement le théâtre d’une spoliation massive des œuvres d’art : les bibliothèques juives, mais aussi celles des opposants politiques ou des loges maçonniques, ont aussi été touchées. Les estimations font état d’une translocation de 5 à 10 millions de livres, uniquement sur notre territoire, contre 100 000 œuvres. Actuellement, 2,4 millions d’entre eux ont pu être retrouvés. En France, une cellule spéciale a été créée en 2001 pour effectuer des recherches, lesquelles se sont accentuées en 2008 avec la parution d’un ouvrage pionnier : Livres pillés, lectures surveillées, de Martine Poulain (Gallimard).
Louise Malecot, avocate et spécialiste associée à l’Unesco, a alerté sur l’essor des ventes en ligne, dont les plateformes deviennent des canaux importants de trafic. Elle a également présenté les nombreux outils à disposition des professionnels pour accomplir les diligences requises : de la base Interpol recensant les objets volés à la liste rouge de l’ICOM, listant les typologies de biens particulièrement exposés au trafic, en passant par le Missing Books Register (LILA) ou le Musée virtuel des objets volés, qui ouvrira en 2025.
Enfin, pour clore le dernier chapitre du symposium, le colonel Hubert Percie du Sert, directeur de l’Office central de lutte contre le trafic des biens culturels (OCBC), a rappelé que la vigilance devait être de mise : le livre est une cible privilégiée pour les réseaux de trafiquants, qui usent de divers modus operandi. L’un deux, récurrent, consiste à se rendre dans de grandes bibliothèques pour consulter des ouvrages, en retirer des feuillets et leur substituer des fac-similés. Les originaux sont ensuite revendus sur le marché étranger. Pour obvier à ce type de dérive et redoubler d’efficacité, l’OCBC a développé depuis cette année ARTE FACT. Il s’agit d’un outil utilisant l’intelligence artificielle pour effectuer du scrolling sur de nombreux sites de revente et repérer les biens susceptibles d’être de provenance illégale. Ce fut également l’occasion de rassurer des acteurs inquiets face aux nombreuses diligences requises. Les exigences en matière de provenance n’ont pas pour dessein de transformer les libraires en véritables chercheurs. Certes, comme le souligne à juste titre un libraire auditeur : «Neuf fois sur dix, il est impossible de prouver quoi que ce soit.» Cependant, comme le veut l’adage, «à l’impossible nul n’est tenu» : il s’agit d’obligation de moyen, non de résultat.
À SAVOIR PLUS
Le Missing Book Register (LILA) :
https://missingbooksregister.o...
Formation du Syndicat national de la libraire ancienne et moderne
https://slamlivrerare.org/institut-slam
Cet article a été publié avec l'autorisation de la Gazette Drouot. Il est apparu pour la première fois dans La Gazette Drouot n° 27, 5 juillet 2024.
Les images ici ont été ajoutées par l'éditeur du site web de la LILA, une seule image a été publiée dans l'article original de la Gazette Drouot.
Copyright pour toutes les images avec Angelika Elstner, LILA.